L’élégance des Mastodontes

La Champagne aime cultiver sa différence. Seule région vinicole à disposer d'une gamme aussi étendue de grosses bouteilles, elle les a baptisés de noms sortis de la nuit des temps.

Le portrait de famille fait toujours sensation, jugez par vous même...

 

 

Utilisé depuis 1725 dans le bordelais, le double magnum est apparu au XIXe siècle en Champagne, prenant le nom de jéroboam dans l'entre-deux-guerres.Un factice d'une "cuvée réserve 1915" trône sur la cheminée de la bibliothèque de la maison Pol Roger. Sa dimension atteste qu'il existait déjà, au début du siècle, de très grosses bouteilles, d'un calibre supérieur à celui du jéroboam. Il semble que ces flaconnages spéciaux aient été utilisés pour répondre à la demande des cours royales qui souhaitaient disposer de bouteilles jouant un rôle d'apparat. De nouveaux formats ont vu progressivement le jour jusqu'à constituer l'étonnante famille que nous connaissons actuellement. L'origine des noms - qui mêlent les souverains de la haute antiquité (Jéroboam, fondateur de l'Etat d'Israël; Nabuchodonosor, roi de Babylone) les dynasties assyriennes (Salmanazar), un roi mage, autre régent de Babylone (Balthazar), le monarchisme champenois (Réhoboam) - demeure un mystère. Il est singulier de constater que tous ces noms figurent déjà dans une balade du poète champenois Eustache Deschamps (1346-1406), originaire de la petite cité médiévale et viticole de Vertus, non loin d'Epernay. Avec les grands flaconnages on retrouve, multipliés jusqu'à plus que soif, tous les lieux communs sur le champagne. Ils renvoient à une image paroxystique de la fête, du rituel de podiums de Formule 1 à la naissance de l'euro accueillie avec des salmanazars. Le champagne présente une bien meilleure évolution dans les gros volumes. Ghislain de Montgolfier, de Bollinger, trouve toujours le jéroboam "incomparable en dégustation" "la fermentation en grand verre favorise les lentes bonifications", souligne quant à lui Alain de Polignac, œnologue chez Pommery. Ils accentuent la vinosité, la rondeur et le fondu, tout en préservant la fraîcheur et la finesse. Le contraste est d'ailleurs saisissant entre ces lourdes bouteilles et leur mousse légère. "L'âge fait son œuvre sans les rides", selon la jolie formule de Michel Drappier qui dirige, avec brio, la maison du même nom. Il a choisi de laisser mûrir dans des mastodontes le 1990. Ses enfants ont pour "consigne de ne pas les ouvrir avant 2050"! Il suffit d'imaginer aujourd'hui le plaisir inouï et les enseignements à la dégustation qu'apporterait un millésime1911 qui aurait évolué dans un balthazar ! c'est l'approche de l'an 2000, combinée à l'entrée en vigueur d'une réglementation stricte, qui a permis une prise de conscience et a servi d'impulsion.

La production des gros volumes est loin d'être confidentielle. D'ailleurs, Moët & Chandon ne cache pas que tous ses gros flacons sont transvasés. Sur ce sujet sensible, les champenois sont un peu loquaces. Comme son nom l'indique, le transvasement permet au vin de changer d'habitacle. La machine fonctionne avec une bouteille faisant office de contre pression, remplie de gaz carbonique injecté dans le circuit afin de suppléer la déperdition du gaz naturel du vin. Le transvasement assure la réintégration artificielle du gaz perdu lors de cette manipulation délicate, par saturation du contenant. Le gaz incorporé ne constitue pas un élément intrinsèque du vin. Si le transvasement n'en altère pas franchement la qualité, il ne lui apporte pas non plus le moindre bonus.

 Il faut se féliciter du décret du 18 mars 1998 qui rendra obligatoire, à partir du 2 janvier 2002, la prise de mousse à l'intérieur du flacon dans lequel le vin aura été tiré. Cependant, cette mesure ne s'appliquera pas aux flaconnages supérieurs au jéroboam. On regrettera que la mention "vin transvasé", constituant pourtant une information importante et précieuse, ne soit pas imposée sur l'étiquette pour éclairer les consommateurs. La conduite et la maîtrise de la vinification en gros flacons demandent de la "générosité et de l'abnégation, et le transvasement est une opération qui ne correspond pas à l'esthétisme guidant mes choix", estime Jean-claude Colson, directeur du Champagne Palmer.

Le sur-mesure de la verrerie.

L'élaboration d'un gros flacon passe par toute une série de manipulations qui requièrent un luxe de précautions. Il s'agit d'un vrai et noble travail de caviste, effectué dans la pure tradition champenoise. Les cadences sont faibles et les flacons se comptent à l'unité. A part quelques petites machines conçues pour l'opération de tirage, l'environnement technique reste plutôt sommaire.

Les grosses bouteilles doivent résister à la pression et avoir une épaisseur de verre homogène. Longtemps, le marché a été la chasse gardée des artisans italiens. Mais ceux-ci n'apportant pas toujours les garanties de fiabilité souhaitées, les verriers champenois ont pris le relais à la fin des années quatre-vingt. Le marché se partage aujourd'hui entre Saint-Gobain, qui a investi en 1990 à Oiry, près d'Epernay, dans une ligne de fabrication industrielle réservée aux grands contenants, et Saver-Glass, installée à Feuquières, dans l'Oise, spécialisée dans des séries limitées, plus artisanales. Le pari technique pour Saint-Gobain, qui fabrique toute la gamme des bouteilles champenoises, du quart au nabuchodonosor, visait à posséder un outil de production aussi performant que les lignes servant à la fabrication qui sont liées, d'une part, au poids de la bouteille (la goutte de verre en fusion donnant naissance au nabuchodonosor reste un spectacle fascinant) et, d'autre part, aux énormes tensions qui déforment le verre. Lors de la première cuisson, celui-ci se dilate à l'intérieur de la bouteille sous l'effet de la chaleur, puis se rétracte à l'extérieur du flacon, au contact de l'air ambiant. Une seconde cuisson s'avère alors nécessaire pour éliminer ces tensions. Le nombre de grosses bouteilles éliminées à la sortie du four demeure incroyablement élevé. Afin d'évaluer leur capacité de résistance à la pression, chez Saint-Gobain tous les grands contenants sont testés et éprouvés un par un. Ces difficultés expliquent leur coût élevé : 50 francs en moyenne pour un jéroboam à 1200 francs pour un nabuchodonosor.

L'ouverture d'une de ces grosses bouteilles ne se fait jamais sans une certaine appréhension, de crainte de réveiller le volcan qui dort, de voir jaillir un geyser sous l'effet d'une pression qu'une main ne peut contenir. "La pression décroît avec le volume, indique Hervé Deschamps, chef de cave chez Perrier-Jouët, car un jéroboam ou un mathusalem, ce n'est jamais que quatre ou huit fois plus de pression qu'une bouteille !". Ces costauds ont toutefois leur talon d'Achille : là où une bouteille supporterait normalement ses six kilos de pression, un mathusalem n'en supporte que cinq et un salmanazar quatre. Au-delà, ses larges flancs, plus fragiles, se briseraient. C'est pourquoi le dosage de la liqueur de tirage est effectué en fonction du volume du contenant, avec une diminution corrélative de sucres. La prise de mousse s'avère toujours plus lente dans les gros flacons.

Dans les caves, ils occupent une place à part, rangés selon des mesures de sécurité draconiennes. La fragilité de ces flacons, qui projettent des gerbes de verre lorsqu'ils viennent à se casser, impose qu'on ne les bouscule pas, et surtout qu'on ne les choque pas, les vibrations se propageant sur le verre à la manière d'une onde sismique, l'explosion d'une seule grosse bouteille peut entraîner une réaction en chaîne sur les bouteilles voisines. Toute fragilisation du verre se répercute sur la durée de vie du flacon. Afin d'éviter leur frottement, les bouteilles sont désormais emmaillotées dans un film de plastique. Cependant, on retrouve proportionnellement plus de casse dans les gros flacons que dans les bouteilles. Michel Drappier raconte que, lors de sa première expérience en 1989, 45% des mathusalems se sont cassés...il se remémore, non sans quelques sueurs froides, d'un été particulièrement explosif!

HUITIEME

( 9,4 cl )

Flacon n'étant plus en service actuellement.

QUART

( 18,75 cl & 20 cl )

Flacon surtout utilisé dans les avions et plus récemment dans les boites de nuit branchées. (Baby Piper ou bien POP Pommery)

DEMI

( 37,5 cl )

Flacon assez courant dans les restaurants & bar.

MEDIUM

( 60 cl )

Flacon n'étant plus en service actuellement.

BOUTEILLE

( 75 cl )

Flacon le plus courant.

MAGNUM

( 1,5 litres )

Flacon équivalent à 2 bouteilles.

JEROBOAM

( 3 litres )

Flacon équivalent à 4 bouteilles

Nom issu du fondateur et 1er souverain d'Israël ( 900 avant J.C)

REHOBOAM

( 4,5 litres )

Flacon équivalent à 6 bouteilles, plus en service actuellement,

MATHUSALEM

( 6 litres )

Flacon équivalent à 8 bouteilles, patriarche biblique ayant vécu aux alentours des années 969.

SALMANAZAR

( 9 litres )

Flacon équivalent à 12 bouteilles, issu du nom du roi d'Assyrie (859-824 avant J.C) fils d'Assour Nassirpal.

BALTHAZAR

( 12 litres )

Flacon équivalent à 16 bouteilles, issu du nom du régent de Babylone, fils de Nabonide ayant vécu aux alentours des années 539 avant J.C.

NABUCHODONOSOR

( 15 litres )

Flacon équivalent à 20 bouteilles, issu du nom du roi de Babylone (605-562 avant J.C).

SALOMON

( 18 litres )

Flacon équivalent à 24 bouteilles, conçu exclusivement par la Maison de Champagne DRAPPIER.

SOUVERAIN

( 26,25 litres )

Flacon équivalent à 35 bouteilles, conçu par TAITTINGER pour le baptême du paquebot le plus vaste du monde, le Sovereign of the Sea, le 16 janvier 1988 à Saint-Nazaire.

PRIMAT

( 27 litres )

Flacon équivalent à 36 bouteilles, conçu exclusivement par la Maison de Champagne DRAPPIER.

Pour les gros flacons, la durée de vieillissement sur lattes s'avère généralement plus longue que pour les autres formats. Chaque maison possède ses propres critères d'appréciation. Ainsi, Palmer "oublie" ses vins plus de dix ans en cave.

Le remuage n'est pas non plus une mince affaire. Il s'effectue à deux mains sur des pupitres spéciaux en chêne et se poursuit pendant au moins deux mois. Le gros flacon n'est remué que tous les quatre jours, temps nécessaire au repos du vin entre deux mouvements. Le remuage des très gros volumes comme le nabuchodonosor relève de l'exploit. Les moyens s'avèrent empiriques : chez Palmer, des cannes en fer soutiennent ces mastodontes afin qu'ils n'arrachent pas le bois des pupitres.

Le dégorgement se fait à la volée comme au XIXe siècle. Une grande dextérité, doublée d'une solide force physique s'impose pour maîtriser ce geste spectaculaire. Plusieurs mois après, on procède à l'habillage des grosses bouteilles, couchées ensuite dans des caisses en bois.

Dans la poubelle ou chez le boucher.

Si le jéroboam se manipule facilement, le service dans les flûtes reste délicat. Il faut tenir compte du diamètre du goulot et du baillant du vin à chaque mouvement du flacon. Pou les volumes supérieurs, les choses se compliquent encore. Il faut alors recourir au système D : une grosse poubelle en plastique noyée de glace pour refroidir le gros flacon, voire la chambre frigorifique du boucher du quartier...Quatre jours peuvent s'avérer nécessaires pour rafraîchir l'énorme primat (équivalent à 36 bouteilles) du champagne Drappier!

Les écarts de température entre la cave et la pièce de service doivent faire l'objet d'une attention toute particulière. Jean-Pierre Vincent recommande surtout de ne jamais sabrer ou graver un flacon plein en raison des risques d'accident inhérents à cette pratique, même s'ils sont toujours destinés à la fête. Leurs grandes dimensions, sublimant le goût du champagne, en font évidemment les messagers de l'exceptionnel. Incapables de décevoir, ils accompagneront parfaitement le changement de millénaire. En outre, d'un format idéal pour la conservation du champagne, les gros flacons se gardent en cave sans l'ombre d'une inquiétude.

 

L'ABUS D'ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTE, A CONSOMMER AVEC MODERATION